Crâne de Charlotte Corday, assassin de Marat en 1793 :un incertain et tortueux itinéraire

Si le corps de Charlotte Corday, laquelle fut guillotinée le 17 juillet 1793 après qu’elle fut jugée par le Tribunal Révolutionnaire pour le meurtre de l’emblématique figure de la Terreur Jean-Paul Marat, fut enterré au cimetière de la Madeleine, à Paris, son crâne connut une destinée plus floue : sans doute conservé par quelque médecin amateur de « pièces curieuses », il aurait échu chez l’homme politique et journaliste Alexandre Rousselin de Saint-Albin, avant que d’être acquis par le prince Roland Bonaparte. Mais quid du sérieux de sa traçabilité, s’interroge à la fin du XIXe siècle le célèbre docteur Cabanès ?...

 

Les historiens s’accordent généralement sur le lieu de sépulture de Charlotte Corday, explique Augustin Cabanès, médecin et auteur prolifique d’ouvrages relatif aux mystères de l’histoire, et de celle de la médecine en particulier. Après l’exécution, le corps de la vierge normande aurait été transporté au cimetière de la Madeleine, situé rue d’Anjou-Saint-Honoré. On déposa ses restes dans la fosse n°5, entre celle portant le n°4, qui contenait les cendres du roi, et celle, désignée sous le n°6, qui ne devait pas tarder à recevoir celui qui fut le duc d’Orléans.

 

Bien que tout le quartier fût infecté par la putréfaction des corps enterrés, M. Descloseaux, devenu propriétaire du terrain, ne put obtenir la fermeture du cimetière de la Madeleine que le 2 février 1794. La plupart des corps furent transportés à Mousseau (sic) et l’ancien cimetière transformé en jardin anglais. M. Descloseaux avait eu soin de désigner par des croix et même par des grilles les tombes des plus nobles victimes de la Révolution.

 

Chéron de Villiers, qui a consacré un volume des plus compacts à la biographie de Charlotte Corday, assure que ce n’est qu’en 1804 que M. Descloseaux fit planter une croix sur la tombe de la jeune fille, et que ses restes furent exhumés et transportés au cimetière de Montparnasse en 1815. C’est une première erreur que nous relevons dans le travail, pourtant très fouillé, à qui nous reconnaissons avoir fait, non sans les avoir contrôlés, quelques rares emprunts.

 

Nous avons tenu à nous assurer auprès du conservateur même du cimetière de Montparnasse si le fait avancé par M. de Villiers était exact : « Nos registres n’indiquent en aucune façon que Charlotte Corday ait trouvé, à un moment donné, asile dans le cimetière dont j’ai la garde, nous a répondu l’obligeant conservateur. Voyez, au surplus, M. Cafford, chef du service des inhumations de la Ville, qui vous renseignera avec plus de certitude. »

 

— « Les corps des suppliciés de la place de la Révolution, répond à notre question ce distingué fonctionnaire, étaient inhumés au cimetière de la Madeleine. Il est très probable que c’est là qu’a été inhumée Charlotte Corday. Jusqu’à quelle époque y est-elle restée, je ne saurais vous l’apprendre. En tout cas, elle n’a pu être transportée à Montparnasse en 1815, comme l’a écrit Chréon de Villiers, puisque le cimetière Montparnasse n’a été ouvert qu’en 1824. »

— « Et que pensez-vous de cette autre assertion de Chéron de Villiers, poursuivons-nous, en citant à M. Cafford cette phrase du livre précité : « La famille Saint-Albin, attachée par des liens de parenté à la famille de Corday, obtint la permission de rester dépositaire du crâne de la malheureuse victime. »

 

— « Sur ce point, nous répond M. Cafford, je serais moins affirmatif que sur le premier. Si l’autopsie a eu lieu, comme vous dites en avoir les preuves, il est fort possible qu’une quelconque des parties du corps ait été distraite, mais, encore une fois, je ne saurais vous fournir à cet égard même l’indice le plus vague. »

 

Ce que ne pouvait nous dire l’honorable M. Cafford, d’autres sans doute nous l’apprendraient : ainsi présumions-nous que le détenteur du crâne de Charlotte s’empresserait de dissiper nos incertitudes. Mais le possesseur actuel de la relique (nous sommes en 1896) et des haut et puissant lignage, poursuit le docteur Cabanès. Monsieur, pardon Monseigneur le prince Roland Bonaparte, n’est pas d’un abord toujours aisé, et malgré lettres et visites multipliées, nous n’avons pu réussir à la joindre.

 

Ce que nous désirions obtenir du prince Roland, ce n’était pas seulement la faveur de tenir quelques instants dans nos mains le crâne historique dont il est le légitime possesseur : la pièce sans doute ne doit pas manquer d’intérêt ; mais, depuis qu’elle a figuré, dans la section d’anthropologie, à l’exposition rétrospective des arts libéraux en 1889, elle est connue dans ses moindres détails. Des savants, tels que MM. Tompinard, Lombroso, Bénédikt, l’ont étudiée, palpée, mesurée sur toutes ses faces, et il est aisé de retrouver l’écho de la discussion, à laquelle a donné lieu ce débris anatomique, dans les recueils scientifiques — notamment l’Anthropologie (1890) et la Revue scientifique de la même année.

 

Ce qui nous importait davantage, et ce que nous aurions surtout demandé à M. le prince Roland Bonaparte de nous communiquer, c’étaient les certificats qui établiraient indiscutablement, a-t-on prétendu (Paris révolutionnaire de G. Lenotre), l’authenticité de la pièce. M. le prince Roland, plutôt que de nous accueillir, nous a fait répondre par son secrétaire qu’il tenait la relique de Georges Duruy, et que, si celui-ci consentait à nous en conter l’histoire, il ne voyait, pour sa part, aucune objection à y faire.

Georges Duruy s’est mis, avec un empressement dont nous lui gardons reconnaissance, à notre disposition et n’a éprouvé aucun embarras à nous dire (conversation tenue le 10 novembre 1895) son sentiment sur la... relique, qu’il a cédée, non sans éprouver trop de regret, à l’altesse qui s’en montre si fière.

 

« Je vous préviens, nous dit de suite notre très aimable interlocuteur, qu’en matière d’histoire ma grande, ma seule préoccupation — et vous qui êtes historien, vous me comprendrez de reste — c’est la recherche de la vérité, et pour la faire éclater je ne crains pas de sacrifier à mes convictions, à mes préférences les plus intimes.

 

Eh bien ! je vous dirai, sans plus tarder, que rien ne me prouve que le crâne dont j’ai fait don au prince Roland, lequel m’avait manifesté un désir intense de le posséder, soit réellement le crâne de l’ange de l’assassinat... Comment est-il tombé entre mes mains ? Oh ! C’est bien simple. Un jour j’aperçois chez Mme Rousselin de Saint-Albin, ma parente, un placard entr’ouvert. Dans l’entrebâillement j’entrevois un crâne !

 

— Tiens ! Qu’est-ce cela ?

— Cela, c’est le crâne de Charlotte Corday !

— Et vous le laissez ainsi dans le fond d’une armoire ?

— Il est probable que si je le mettais sur une étagères, mes visiteurs feraient la grimace, et ce ne serait pas un spectacle bien divertissant pour mes enfants.

— Mais comment est-il parvenu jusqu’à vous ? Et qui vous prouve que c’est bien le crâne de Charlotte Corday ?

— Il provient de la succession de Rousselin de Saint-Albin, mon mari, qui m’a toujours dit que c’était le crâne de Charlotte. C’est une tradition qui s’est conservée dans la famille, c’est tout ce que je puis vous en dire. M. Rousselin de Saint-Albin croyait fermement que c’était le crâne de Charlotte Corday et je n’ai aucune raison de douter de sa parole.

— Mais enfin vus conviendrez bien que cette preuve n’est peut-être pas péremptoire. Y a-t-il d’autres témoignages ?

— Il y a, me répondit-elle, les documents qui accompagnent la pièce, et qui établissent sont authenticité. Alors ma vénérable parente me donna à lire les papiers qui se trouvaient dans la fameuse armoire. Autant qu’il m’en souvient, ils ne disaient rien de bien précis.

Dans l’un d’eux Alexandre Roussin de Saint-Albin (1773-1847) — qui s’attacha à Danton et à Camille Desmoulins, fut l’un des fondateurs en 1815 du journal L’Indépendant, et compta parmi les amis du roi Louis-Philippe dont il épousa en secondes noces la fille du médecin — et racontait qu’il avait fait l’acquisition du crâne chez un antiquaire du quai des Grands-Augustins, qui l’avait lui-même acquis dans une vente. Il provenait, ajoutait-il, d’un fervent admirateur de Charlotte Corday, qui avait obtenu qu’on exhumât ses restes et qui s’était fait remettre le crâne. Je ne me rappelle pas les termes exacts de la déclaration de Rousselin de Saint-Albin, mais je vous en donne au moins le sens.

Le prince Roland pourrait, s’il le voulait, produire le texte même, car je lui ai remis, avec le crâne, tous les papiers qui y étaient joints. Il y avait, entre autres, un manuscrit du même Rousselin, une sorte de dialogue philosophique entre lui, Saint-Albin, et le crâne de Charlotte : c’était du plus haut comique. Saint-Albin évoquait l’âme de la vengeresse et cherchait à découvrir les mobiles qui l’avaient poussée au crime...

Vous auriez pu croire que Rousselin de Saint-Aubin avait obtenu, par Danton, dont il était le secrétaire, l’autorisation de se faire remettre le crâne de l’héroïne après l’exécution. La filiation, comme vous le voyez, s’établit tout autrement.

— Mais comment le prince Roland a-t-il su que vous aviez en votre possessions ?...

 

— Il y a quelques années, je rencontrai le prince, qui s’occupait beaucoup à l’époque de crâniologie. Il se faisait fort, disait-il, de reconnaître les sentiments d’après l’inspection du crâne. C’était la doctrine de Gall, rajeunie par la science anthropologique moderne.

— Et si je vous montrais, lui dis-je, le crâne d’un meurtrier, d’une meurtrière ? Et je m’amusai à l’intriguer pendant un moment. Pour mettre fin à sa perplexité je lui dis de quoi il s’agissait. Il n’était pas assez fort, disait-il, pour faire des inductions, qui eussent été hasardées, mais il me témoigna qu’il aurait grand plaisir à posséder dans sa collection le crâne de Charlotte Corday. Et c’est pour répondre à son désir que je lui ai remis », confie Georges Duruy.

 

Il résulterait donc de cette déclaration de Georges Duruy, reprend le docteur Cabanès, qu’il n’est rien moins que prouvé que le prince Roland possède le crâne de Charlotte Corday ; et que celui-ci pourrait tout aussi bien être une pièce vulgaire de collection ou de musée anatomique.

 

La seule chose à peu près certaine c’est, du moins d’après les dires des anthropologues, que le crâne a figuré à l’Exposition de 1889, n’a jamais séjourné dans la terre, ni été exposé à l’air. Et alors surgissent, comme l’a très judicieusement écrire M. Lenotre, ces diverses hypothèses :

 

« Se trouva-t-il, en 1793, un fanatique assez exalté pour avoir osé risquer sa vie en allant, dans la nuit qui suivit l’exécution, exhumer la tête de l’héroïne ? Ou bien faut-il croire que quelqu’un acheta du bourreau lui-même ce sanglant souvenir ? Ou, plus probablement, faut-il ajouter foi à une tradition toujours niée, n’ayant eu jusqu’à présent que la valeur d’un racontar, et d’après laquelle, dans un but qui ne se peut dire, le gouvernement d’alors ordonna de porter le corps de Charlotte à l’amphithéâtre et de l’examiner soigneusement : on peut alors supposer que la tête aurait été préparée par quelque médecin et conservée comme pièce curieuse ? » (Paris révolutionnaire)

 

Sans doute toutes ces hypothèses ont leur part de vraisemblance ; mais la vérité, qui nous la fera connaître ?...